Droits et libertés (ou pas) sur Internet : où en est l'Europe ?
Publié le mercredi 13 mai 2015. Dernière mise à jour le lundi 18 mai 2015.
Le 5 mai dernier, FAImaison a été invitée par la Maison de l'Europe Le Mans-Sarthe pour animer deux évènements dans le cadre de la Fête de l'Europe :
- un atelier avec une classe de lycée pour sensibiliser les élèves à la vérification de l'information sur internet et à l'importance de préserver vie privée et anonymat ;
- une conférence-débat réalisant un tour d'horizon des affaires européennes en cours touchant aux droits et libertés des citoyens sur internet.
L'atelier avec les lycéens a duré deux heures et était une première enthousiasmante pour FAImaison ! Un déroulé a été conçu pour l'occasion. Un bénévole du Hacklab au Mans a gentiment aidé pour cet atelier.
La conférence-débat (télécharger ou visualiser en ligne la présentation) a été l'occasion de se remettre à jour sur les dossiers européens ayant un impact d'une part sur l'accès à la culture et à l'information (risques de censure) et d'autre part sur le respect de la vie privée (risques de surveillance). Ces révisions pouvant servir à d'autres, en voici un (long) aperçu !
Les procédures législatives de l'Union européenne
Un texte législatif ne peut être proposé qu'à l'initiative de la Commission, à l'image du gouvernement proposant des projets de loi à l'Assemblée nationale. Le Parlement européen se saisit ensuite du texte et le modifie par des amendements, d'abord en commissions thématiques puis en session plénière. Le texte est ensuite examiné par le Conseil des ministres de l'Union européenne, éventuellement modifié, puis retourne au Parlement, et ainsi de suite.
À l'issue de ce processus qui peut durer plusieurs années, deux types de textes peuvent être adoptés :
- les directives, qui fixent un cadre que les États membres doivent transposer dans leur loi locale, progressivement et avec certains degrés de liberté ;
- les règlements, qui sont appliqués tel quels à l'ensemble des États membres dès l'instant où ils sont validés.
Des accords internationaux (comme TTIP et ACTA) sont négociés par la Commission, accords que le Parlement ne peut que valider ou rejeter intégralement, sans possibilité de les amender.
Ces accords internationaux sont prépondérants sur les textes législatifs européens.
Accès à l'information et à la culture... Ou censure ?
Réforme du droit d'auteur
Le droit d'auteur et la propriété intellectuelle ont servi de prétexte, ces dernières années, à criminaliser le partage culturel entre citoyens ainsi qu'à surveiller et censurer internet, à l'image de Hadopi en France et du blocage de The Pirate Bay dans de nombreux pays.
Le rôle des intermédiaires de l'industrie culturelle et les modèles économique et de distribution associés sont remis en question par la massification des échanges et de la création permises par internet. La frontière entre « consommateur » et « créateur » devient de plus en plus floue.
Les enjeux d'une réforme du droit d'auteur incluent donc les points suivants :
- le partage non marchand de contenus sera-t-il reconnu et légalisé plutôt que criminalisé ?
- le pouvoir sera-t-il accordé aux auteurs plutôt qu'aux intermédiares de l'industrie culturelle, par exemple en facilitant la réutilisation de contenu, le remix, la parodie, et la diffusion transfrontalière de leur création ?
- allons-nous entamer de réelles réflexions sur une évolution du modèle économique ?
- assisterons-nous au contraire à un entêtement dans une démarche répressive coûteuse et ne profitant ni aux créateurs ni aux utilisateurs mais sapant les droits fondamentaux (par la surveillance des téléchargements et la censure de sites) ?
Aucun texte n'a encore été proposé par la Commission, mais le Parlement lui a proposé un rapport d'intention à l'initiative de la députée pirate allemande Julia Reda. Il a été jugé très positif par les défenseurs des libertés sur internet, notamment par La Quadrature du Net.
Il n'est pas contraignant pour la Commission mais vise à influencer le texte qu'elle devrait proposer pour l'automne 2015.
Marché unique des télécommunications et neutralité du réseau
Fin 2013, la Commission a proposé un projet de règlement sur le « marché unique des télécommunications », dont un volet concerne la neutralité du réseau.
Le Parlement s'est saisi du texte début 2014 et FAImaison a participé à la campagne Save the Internet pour promouvoir une définition claire et une protection stricte de la neutralité du réseau.
Le Parlement a effectivement adopté des amendements très positifs en session plénière.
Le texte est actuellement au Conseil des ministres, dont les tractations sont opaques pour les citoyens tout en restant accessibles pour certains grands intérêts privés. Il est donc probable que le texte soit dégradé car de nombreux opérateurs commerciaux souhaiteraient pouvoir violer librement la neutralité du réseau afin d'en tirer profit.
Parallèlement, plusieurs pays ont entrepris une démarche visant à garantir la neutralité du réseau. Les Pays-Bas l'ont par exemple actée en 2011, et le débat à ce sujet aux États-Unis semble prendre un tournant positif.
Rappelons que la neutralité du réseau conditionne le plein accès aux droits à l'information, à la libre expression et à la libre pensée. Violer la neutralité est une violation de ces droits.
Vie privée... Ou surveillance indiscriminée ?
Réforme sur la protection des données personnelles
La Commission a proposé début 2012 un projet de règlement concernant la protection des données personnelles stockées par les fournisseurs de service en ligne.
Parmi les conséquences qu'auront ce futur règlement, figurent :
- les restrictions qui seront imposées à ces fournisseurs de service s'ils souhaitent donner ou vendre nos données personnelles à des tiers ;
- un droit d'accès, de modification et de suppression des données stockées nous concernant ;
- la possibilité, ou non, pour des autorités étrangères, d'accéder à des données personnelles stockées par un fournisseur de service.
L'association de défense des droits en Europe European Digital Rights (EDRi) a mis en ligne le site Protect My Data pour expliciter les enjeux et donner leur position.
L'année dernière, le Parlement a adopté une mouture du texte plutôt positive pour la protection des citoyens. Le Conseil des ministres l'a semble-t-il dégradé, et des négociations sont en cours entre des représentants du Parlement, du Conseil des ministres et de la Commission pour atteindre une version que le Parlement pourra accepter ou rejeter dans son intégralité.
Le site de campagne Contrôle tes données donne davantage d'informations sur le texte et ses conséquences potentielles.
Invalidation d'une directive sur la surveillance par la Cour de justice de l'Union européenne
L'année dernière, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a invalidé une directive de 2006 qui imposait aux opérateurs de communications (FAI, hébergeurs, ...) de conserver des données de connexion à caractère personnel, faisant d'eux des acteurs de surveillance indiscriminée. La CJUE a jugé ces dispositions nettement trop intrusives et disproportionnées.
En France, ces dispositions sont transposées par la loi relative à la lutte contre le terrorisme de 2006.
Malheureusement, l'invalidation de la directive européenne par la CJUE n'implique pas une invalidation des lois nationales associées. Ces mesures restent donc actives en France et dans d'autres pays européens.
En Slovaquie, la Cour constitutionnelle a récemment invalidé définitivement une loi imposant la conservation de données de connexion. D'autres décisions semblables sont constatées dans d'autres États membres. En France, La Quadrature du Net, French Data Network et la Fédération FDN ont déposé dans le même esprit un recours contre la récente loi de programmation militaire.
Données des dossiers de passagers
Un projet de directive concerne la façon dont sont traitées les données de dossiers passagers lors de voyages aériens. Il a été proposé par la Commission en 2011. Les motifs pour la conservation de ces données sont la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité.
Ce sujet ne concerne pas directement internet mais pose d'importants risques pour la vie privée et le droit de se déplacer librement. En particulier, les données concernant nos voyages pourraient se voir transférables sans autorisation judiciaire d'un pays à un autre, ou encore être accessibles par les autorités sans requête judiciaire.
Le texte suit depuis sa publication par la Commission un parcours chaotique au Parlement. En 2013, la commission parlementaire LIBE (Libertés civiles, justice et affaires intérieures) a suggéré son rejet complet. Alors que le Parlement aurait probablement suivi cet avis, les présidents des groupes politiques du Parlement ont interrompu le processus pour demander un ré-examen du texte par les commissions du Parlement.
Le texte est donc à présent de retour dans les commissions du Parlement avec l'ensenble de ses dispositions attentatoires aux libertés.
Autour des révélations d'Edward Snowden sur la surveillance de masse
Les révélations d'Edward Snowden n'ont pas été ignorées par le Parlement. Des auditions ont par exemple été organisées, comme celle de Ladar Levison (fondateur du service de courrier électronique Lavabit qu'avait utilisé Edward Snowden) aux côtés de Jacob Appelbaum (chercheur en sécurité parmi les principaux développeurs de Tor).
Edward Snowden lui-même a été invité à témoigner auprès du Parlement européen dans le cadre d'une enquête menée par ce dernier sur la surveillance de masse.
Les eurodéputés ne sont toutefois pas tous d'accord et ont fait preuve de frilosité, notamment en abandonnant la perspective d'accorder l'asile politique à Edward Snowden en Europe. Parallèlement, ils ne semblent pas tirer d'enseignements forts de cette affaire pour affirmer les droits des citoyens dans des dossiers comme la protection des données ou les données de dossiers de passagers.
Plus récemment, un scandale a éclaté concernant les services de renseignement allemands, la Bundesnachrichtendienst (BND). Cette dernière a obéi à des requêtes d'espionnage émises par la National Security Agency (NSA) américaine visant des entreprises et responsables politiques européens. Ces activités, remettant en cause les souverainetés européenne et allemande, montrent les dangers d'une croissance incontrôlée des activités de surveillance, à l'image de ce que prévoit le projet de loi sur le renseignement en France. Paradoxalement, le parlement allemand mène en ce moment une enquête sur les activités de la NSA en Allemagne, dont WikiLeaks vient de publier les retranscriptions des entretiens des dix derniers mois.
Enfin, EDRi a lancé des cafés vie privée à destination des membres du Parlement pour les sensibiliser et les aider à sécuriser leurs communications.
Le cas du traité transatlantique de libre-échange
Le traité transatlantique de libre-échange (abrégé TTIP ou TAFTA) pose un problème spécifique. Négocié entre des fonctionnaires de la Commission et les autorités américaines, son contenu n'est pas encore exactement défini et le public est mal informé des négociations. Une crainte persistante est que son champ d'application soit trop large et aille bien au-delà d'un simple traité de libre-échange.
Il risque d'inclure notamment des dispositions sur :
- le droit d'auteur et la propriété intellectuelle, dans l'esprit des dangereuses dispositions du traité ACTA rejeté par le Parlement européen ;
- la protection des données personnelles.
De succincts documents publiés par la Commission et visant à rassurer le public mentionnent effectivement le droit d'auteur et les brevets ainsi que les technologies de l'information et de la communication (TIC). Ils sont publiés dans le cadre d'une initiative de la Commission censée rendre transparentes ces négociations.
Comme mentionné plus haut, ces deux sujets sont l'objet de projets législatifs européens. La prépondérance de TTIP sur ces textes implique toutefois que ces derniers seraient rendus caduques par TTIP, dont le processus est pourtant moins démocratique. De plus, vu le contenu d'ACTA sur le droit d'auteur et la pression d'entreprises américaines sur le Parlement concernant la protection des données, il est probable que TTIP soit de nature à dégrader la protection des citoyens.
En outre, la mise en place de tribunaux d'arbitrage internationaux prévue permettrait à des entreprises étrangères d'attaquer des États votant des lois protectrices pour les citoyens, à l'instar du comportement de Philip Morris contre les lois anti-tabac partout dans le monde.
Les défenseurs des droits sur internet sont donc dans une expectative méfiante. EDRi a documenté le processus en cours qui aboutira à une opinion non contraignante du Parlement sur le sujet, et a donné sa position.
Au Parlement européen, le groupe écologiste et les eurodéputés français issus du Front national s'y opposent. Le groupe socialiste est divisé, et le groupe PPE (conservateur) y est favorable.
Lors d'un débat entre eurodéputés organisé le 7 mai dernier par la Maison de l'Europe à Nantes et diffusé en direct sur Euradionantes, l'élue socialiste Isabelle Thomas, répondant à une question posée par un membre de FAImaison, a affirmé être opposée au traité.